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Transhumanisme et génétique humaine
Les transhumanistes représentent-ils simplement une secte dilluminés
technophiles issus de la classe moyenne, en mal dascension sociale et de
sensations fortes? Le rêve dun être humain programmable à
limage mécaniste dun logiciel dordinateur et produit
par des techniques de sélection, délimination ou de manipulation
biologique, que les éleveurs appliquent aux espèces animales, nest-il
pas fantasmagorique? Raisonner ainsi signifierait sous-estimer un courant de pensée
qui prend de lampleur et qui a surtout conscience du moment historique que
nous vivons sur les plans tant technique quidéologique. Le moins que lon puisse dire est que lhumanisme se trouve de plus en plus sous le feu croisé, et nourri, de plusieurs idéologies émergentes, et les étonnants progrès de la génétique humaine ny sont pas pour peu. Moult fois déclaré mort depuis Nietzsche et Heidegger il fait notamment lobjet de critiques acerbes de la part de ceux qui se réclament du transhumanisme. Les premières manifestations de ce courant de pensée remontent au début des années 1980, bien que ladjectif «transhumaniste» ait déjà été utilisé en 1966 par le futuriste américano-perse F.M. Esfandiary, alors quil enseignait à la New School of Social Research de New York, ainsi que dans les ouvrages dAbraham Maslow, Toward a Psychology of Being (1968), et de Robert Ettinger, Man into Superman (1972). Cependant, ce fut la rencontre en Californie du Sud entre Esfandiary, qui connut une audience grandissante sous le pseudonyme mythique de FM-2030, lartiste Nancie Clark, qui agit à présent sous le nom demprunt de Natasha Vita-More, John Spencer de la Space Tourism Society, puis plus tard le légendaire Britannique Max More (jadis Max OConnor), qui provoqua les premières tentatives de systématisation de ce quil faut bien appeler une idéologie en plein essor. Environ une décennie plus tard, avec larrivée de philosophes universitaires tels que le Suédois Nick Bostrom, qui enseigne à lUniversité dOxford, et les Anglo-saxons David Pearce, Richard Dawkins et James Hughes, le courant avait atteint une masse critique suffisante pour sinsinuer dans le débat académique. Parallèlement, certains adeptes avaient institutionnalisé la nouvelle doctrine, en publiant des revues telles que Extropy, avec 5,000 abonnés, et le Journal of Transhumanism, en fondant des associations aux niveaux international (Extropy Institute, ainsi que la World Transhumanist Association avec 2,000 membres) et national (Aleph en Suède, Transcedo aux Pays-Bas, etc.), tout en sorganisant virtuellement autour dune multitude de forums de discussion et de listes de diffusion sur Internet, ainsi que par les désormais célèbres colloques bisannuels «Extro». Au-delà de la condition humaine En quoi consiste donc cette idéologie de moins en moins underground car alimentant de plus en plus le débat autour de lacceptabilité sociale de la génétique humaine (et dautres technologies nouvelles)? En tout premier lieu, le transhumanisme annonce que lhumanisme classique est désormais dépassé. Dans la dernière version de sa Déclaration transhumaniste, lInstitut Extropy de Max More proclame: «Nous allons au-delà de beaucoup dhumanistes en ce que nous proposons des modifications fondamentales de la nature humaine en vue [...] de son amélioration (1).» La nature humaine ne serait donc pas fixée une fois pour toutes. Elle changerait, et serait même appelée à muter. Le propre du monde des humains, par opposition à celui des animaux, étant précisément la faculté non seulement dutiliser mais encore de concevoir des outils techniques afin de pallier à ses énormes insuffisances naturelles et dadapter son milieu à ses désirs (et non pas linverse), il conviendrait que lhumanité prenne technologiquement en charge son destin. Cela signifierait quelle rompe avec le processus de sélection naturelle mis en évidence par Darwin et quelle forge son évolution sur le mode volontariste jusquà dépasser la condition humaine: «Lhumanité ne doit pas stagner. [...] Lhumanité est une étape provisoire sur le sentier de lévolution. Nous ne sommes pas le zénith du développement de la nature (2).» Lhumanisme se présentant le plus souvent comme une «proposition philosophique qui met lhomme et les valeurs humaines au-dessus des autres valeurs» (3), les défenseurs du transhumanisme partagent avec les «antispécistes», du moins dans un premier temps, lhypothèse darwiniste selon laquelle la distinction entre lêtre humain et lanimal ne serait quune question de degré et non de nature, et la hiérarchisation humaniste naurait donc aucun fondement biologique. En effet, ils dénoncent les uns comme les autres lemprise du naturalisme sur notre vision hiérarchisée du monde - dans le sens où lon parle d«ordre naturel» ou d«équilibre naturel» pour justifier la domination de lhumain sur lanimal (4) - et placent lêtre humain sur une échelle généalogique continue, cest-à-dire abrogent toute barrière définitive entre les espèces évoluées. Cependant, cette thèse moniste est aussitôt relativisée par lintroduction dune nouvelle opposition dualiste, cette fois entre lêtre humain et lêtre posthumain à venir (5): les transhumanistes prônent sinon un devoir, du moins un droit dintervenir dans le cours des événements. Pour ce faire, lêtre humain doit sintégrer à la technosphère et tirer, pour son «autoévolution» accélérée, tout le potentiel de lintelligence artificielle, des nanotechnologies, des neurotechnologies, de la robotique et surtout de la génétique humaine (6). Lun des objectifs à long terme des transhumanistes consiste à combattre la mortalité humaine pour réaliser enfin le vieux rêve dimmortalité de lêtre humain. Selon eux, on y réussira par la transformation post-darwiniste de lespèce humaine en un genre perfectionné qui se serait débarrassé de toute animalité. Ecoutons Nick Bostrom: «Un jour nous aurons loption détendre nos capacités intellectuelles, physiques, émotionnelles et spirituelles très au-delà des niveaux qui sont possibles aujourdhui. Ce sera la fin de lenfance de lhumanité et le début dune ère posthumaine (7).» La programmation génétique de lhomme-machine Pour y parvenir, Bostrom nhésite pas à recommander vivement ce quil appelle «lingénierie des cellules souches» (manipulations germinales) et le clonage reproductif. A force de vouloir apporter des améliorations et des reprogrammations à lêtre humain - par analogie avec les versions successives dun logiciel dordinateur - lauteur perpétue la métaphore foncièrement antihumaniste de lhomme-machine, ainsi que le mythe dun progrès infini (8). Hormis que lhumain nest plus destiné à devenir meilleur par léducation (humaniste), et le monde par des réformes sociales et politiques, mais simplement par lapplication de la technologie à lespèce humaine. Nous y trouvons aussi le vieux fantasme eugéniste selon lequel la valeur intrinsèque dun être humain se mesure à laune de la qualité de sa base héréditaire. Raisonnant, comme la plupart des philosophes transhumanistes, en termes purement utilitaristes, Bostrom écrit: «Très probablement il y aura quelques conséquences négatives de lingénierie germinale humaine qui ne peuvent être ou ne seront pas anticipées. Inutile de dire que la seule existence deffets négatifs nest pas une raison suffisante pour ne pas y procéder. Toute technologie majeure [...] a quelques conséquences négatives, y compris quelques conséquences imprévues. Et il en va de même pour le choix de préserver le status quo. Ce nest quaprès une comparaison équitable des risques et des probables conséquences positives que lon peut parvenir à une conclusion fondée sur une analyse en termes de coûts-bénéfices (9).» James Hughes approuve, lui aussi, le recours à lapproche utilitariste des coûts et des bénéfices lorsquil sagit dévaluer prospectivement un upgrade génétique (10). De toute façon, nous prévient Bostrom, «un clone humain serait une personne unique méritant autant de respect et de dignité que nimporte quel autre être humain» (11). Toute résistance de principe (déontologique) à de tels procédés techniques serait particulièrement mal venue lorsquelle se fonde sur les supposées difficultés de lenfant à naître: «Peut-être le rehaussement [enhancement] germinal conduira à plus damour et dattachement parentaux. Peut-être certains pères et mères trouveront plus facile daimer un enfant qui, grâce aux améliorations [génétiques], sera brillant, beau et en bonne santé (12).» Nous découvrons ici leugénisme hyperindividualiste - les transhumanistes sopposant avec virulence à toute régulation politique de la génétique humaine et donc à leugénisme collectif - et le modèle consumériste qui président à leur idéologie. Certains, à linstar de James Hughes, mobilisent même une image qui annonce sans équivoque la nouvelle ère: «Si vous sélectionnez, sur catalogue, la plupart des gènes de votre enfant, cette sélection renforcerait probablement limportance de vos liens parento-sociaux avec vos enfants (13).» Lamour que les parents porteront à leur enfant-produit obtenu sur commande sera donc directement fonction des désirs et attentes que les premiers inscrivent dans les «options» et les «accessoires» dun corps de progéniture ramené au rang de matériau et dépourvu de toute signification symbolique. Au-delà de la référence consumériste se dessine, plus en profondeur, le principe hédoniste, explicitement évoqué par David Pearce (14), exaltant les plaisirs de limmédiateté et du corps. Or, ce principe se transmue aussitôt en un eugénisme de la normalisation, car depuis Canguilhem et Link nous savons que chaque époque et ses imaginaires dominants produisent une normalité spécifique (15). Comme le remarque à juste titre Jacques Ricot, «alors que laléatoire de la naissance garantissait jusquà présent laltérité, lintervention technique dans la fécondation [et a fortiori dans la base génétique] laisse entrevoir une possible maîtrise de lhomme actuel sur les hommes à venir (16).» Gnose eschatologique et inégalitarisme néolibéral Un autre effet pervers de ce déterminisme génétique, qui décidément semble gagner du terrain aujourdhui, réside dans le fait que lautoproduction de lhomo sapiens est appelée à se fonder entièrement sur laltruisme individuel (17). Après tout, en matière de reproduction les «parents» du futur neffectueraient leurs choix individuels que de façon hautement responsable. La Déclaration transhumaniste de More lexplique: «La responsabilité et lautonomie personnelles vont de pair avec lautoexpérimentation. Les extropiens [comme les transhumanistes américains se nomment eux-mêmes] prennent la responsabilité pour les conséquences de leurs choix. [...] Lexpérimentation et lautotransformation exigent la prise de risques; nous souhaitons être libres dévaluer les éventuels risques et bénéfices pour nous-mêmes, de procéder à nos propres jugements et den assumer la responsabilité en ce qui concerne les résultats. Nous nous opposons vigoureusement à toute coercition de la part de ceux qui tenteraient dimposer leurs jugements en matière de sécurité et deffectivité des différents moyens dautoexpérimentation. [...] La protection paternaliste de lindividu est inacceptable pour nous. [...] Comme lautodétermination sapplique à tout un chacun, ce principe exige que nous respections lautodétermination des autres (18).» Dès lors, les transhumanistes transposent lapproche néolibérale de léconomie à la génétique humaine: une sorte de main invisible régulerait automatiquement les microdécisions individuelles et garantirait les mutations successives de lespèce humaine vers une nouvelle espèce. Nous avons en effet affaire à la parabole dun marché autorégulateur qui, là aussi, supprime la sphère politique, cest-à-dire les décisions collectives. Il est vrai que les transhumanistes sont dans leur immense majorité des libertarians anarcho-capitalistes convaincus des seules vertus du marché, et que les uvres du théoricien néolibéral Friedrich von Hayek figurent sur pratiquement toutes les listes de lectures recommandées. Mais leurs inégalitarisme décomplexé et méritocratie implacable se réduisent en réalité à un fétiche biologique: le désespoir de trouver des solutions sociales et politiques à nos problèmes sociopolitiques daujourdhui les incite à tout ramener au gène héréditaire, en tant que fantasme de la toute-puissance retrouvée de lindividu, quitte à métamorphoser le sujet (humain) en projet (posthumain). Véritable messianisme de substitution, elle est, comme le note Jean-Claude Guillebaud, «devenue lidéologie par défaut. En désespoir de cause, cest à elle quon a confié toutes les attentes et utopies qui habitent naturellement lesprit des hommes: la connaissance parfaite, la divination (la «prédictabilité» génétique), la métamorphose magique (les manipulations), la transformation prométhéenne, etc. (19).» Plus encore il sagit, selon Dominique Lecourt, dune véritable gnose, car «ce que proclament aujourdhui tout haut les techno-prophètes américains dans leur étrange style néo-biblique qui les rapproche des télé-évangélistes, cest quils tiennent lapplication des sciences à la technique pour une tâche sacrée susceptible de permettre à lêtre humain de surmonter les conséquences de la Chute, de le préparer à la rédemption et de retrouver le bonheur dAdam au paradis terrestre (20).» Enfermant la figure du surhomme nietzschéen - par ailleurs une référence constante chez les transhumanistes - dans un absurde matérialisme biologique qui amuserait sans doute beaucoup le philosophe allemand, les transhumanistes poussent leur nihilisme jusquà «spéculer sur les membres de la strate privilégiée de la société qui amélioreront éventuellement eux-mêmes et leur progéniture à un tel point que lespèce humaine se partagerait [...] en deux despèces, ou plus, nayant plus grand-chose en commun, à lexception de leur histoire partagée. Les génétiquement privilégiés pourraient être sans âge, en bonne santé, des supergénies dune beauté physique sans défaut... Les non privilégiés resteraient au niveau daujourdhui, mais seraient peut-être privés dun peu de leur estime de soi et souffriraient occasionnellement de sursauts de convoitise. La mobilité entre la classe inférieure et la classe supérieure pourrait être réduite à pratiquement zéro (21).» La force et loriginalité doctrinales résident précisément dans la combinaison inédite des deux éléments idéologiques que sont une gnose eschatologique et un néolibéralisme inégalitaire qui va jusquà admettre la possible émergence dune société de castes génétiques dominée par des surhommes. Le transhumanisme a-t-il un avenir? Les transhumanistes représentent-ils simplement une secte dilluminés technophiles issus de la classe moyenne, en mal dascension sociale et de sensations fortes? Le rêve dun être humain programmable à limage mécaniste dun logiciel dordinateur et produit par des techniques de sélection, délimination ou de manipulation biologique, que les éleveurs appliquent aux espèces animales, nest-il pas fantasmagorique? Raisonner ainsi signifierait sous-estimer un courant de pensée qui prend de lampleur et qui a surtout conscience du moment historique que nous vivons sur les plans tant technique quidéologique: «Dans la cristallisation de la biopolitique, écrit James Hughes, nous nous trouvons au même stade que la politique économique gauche-droite lorsquen 1864 Marx aida à fonder lAssociation internationale des travailleurs [...]: les intellectuels et les activistes sont en lutte pour rendre explicites les lignes de combat émergentes, avant que les partis populaires naient été organisés et les masses regroupées sous leurs drapeaux (22).» Cela explique que le mouvement commence à sorganiser politiquement et à infiltrer certains mouvements sociaux. Ainsi fut par exemple fondée, en 2001 par Natasha Vita-More, la Progress Action Coalition («Pro-Act»). Il faut y ajouter quen se faisant lapôtre dune vision extrémiste de la génétique humaine, le transhumanisme facilite objectivement lacceptation de mesures un peu moins radicales - car ayant lapparence de la modération - auprès dun public occidental en rapide mutation morale, du moins à en juger par la facilité avec laquelle la procréation médicalement assistée, et notamment la fertilisation in vitro, a pu proliférer en lespace de quelques années seulement (concernant aujourdhui près de 1% des naissances aux Etats-Unis). Cest la fonction dagenda-setting idéologique qui importe ici. Noublions pas non plus que lavant-garde transhumaniste dispose de moyens à la hauteur de ses ambitions: Marvin Minsky, le «père» de lintelligence artificielle, Eric Drexler, lun des pionniers des nanotechnologies, et Hans Moravec, le «pape» de la robotique, pour ne citer que ceux-ci, saffichent ouvertement comme transhumanistes et ne renonceront pas aux expérimentations qui leur paraissent pertinentes. Et puis, il convient surtout de ne pas perdre de vue le fait que les soubassements de lidéologie transhumaniste saccordent parfaitement avec lesprit de certains milieux patronaux exigeant un accroissement constant de la productivité individuelle. Si au lieu dintégrer toujours davantage la technique dans le processus de production, dans le but dobtenir une progression continuelle de la performance et de la rentabilité du travailleur, on pouvait persuader celui-ci à sintégrer à la technosphère, un véritable saut déchelle serait réalisé en matière à la fois dexploitation et daliénation... * Université dAuvergne / Universität Leipzig. Références (1)
More M. Extropian Principles 3.0. A Transhumanist Declaration. par Klaus-Gerd Giesen article
paru dans l'Observatoire de la Génétique
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