Jeunes
épouses assassinées impunément
... ou les crimes d'honneur
...
La République islamique possède une catégorie
bien spécifique de la violence criminelle faite aux femmes :
le « crime d'honneur ». L'expression évoque
d'autres sociétés où ce genre de crime a bénéficié,
et bénéficie encore, d'un traitement de faveur dans les
affaires d'adultère et les vendettas. Mais, par son ampleur, le
Pakistan est un cas à part.
Pratique préislamique, le « crime d'honneur »
n'a pas vraiment de fondement religieux, même s'il profite de la
montée d'un intégrisme dont les femmes sont les premières
victimes. Le problème se révèle avant tout culturel
et social, marqué par une grande impunité. Il tire son origine
d'une coutume archaïque profondément ancrée dans les
moeurs de sociétés tribales du Balou t-chistan et des Provinces
frontalières du Nord-Ouest (NWFP), mais aussi du Pendjab et du
Sind, où il est appelé karo-kari (femme et homme adultère).
Dans ces communautés au patriarcat inflexible, on tue épouses,
filles, soeurs et mères à la moindre incartade sexuelle,
au moindre soupçon d'adultère. La lecture de la presse locale,
à Lahore, à Peshawar et à Islamabad, donne un aperçu
de la question. Ainsi, en janvier 2001, dans le village de Soom Mori,
deux frères tuent à coups de revolver un jeune homme auquel
ils avaient défendu de passer devant leur maison et de plaisanter
avec leur soeur. Ensuite, ils exécutent celle-ci. A Toba Tek Singh,
un jeune homme tue sa soeur et explique à la police qu'il la soupçonnait
de « relations illicites » (c'est l'expression consacrée)
avec un homme du village et qu'elle « ne tenait pas compte
de ses remontrances ».
A Mandi Bahudin, le poison du soupçon provoque « un
accès de sauvagerie » chez un employé de bureau
qui massacre à la hache sa femme et cinq de leurs enfants. Deux
autres sont hospitalisés dans un état désespéré.
Le meurtrier « avait des doutes sur le comportement de sa femme ».
Ailleurs, deux adolescents sont surpris alors qu'ils se baignent nus dans
une rivière. Accusés de relations sexuelles par un villageois,
ils sont mis à mort sur la place publique par leurs familles, après
concertation. Ailleurs encore, une jeune femme est tuée par son
frère après lui avoir confié qu'elle avait eu une
relation sexuelle prémaritale avec l'homme qu'elle a épousé...
Dans toutes ces affaires, le corps de la femme apparaît comme le
réceptacle de l'honneur de la famille. En ayant une relation adultérine,
elle pervertit l'ordre social. Son corps peut être vendu, acheté
ou échangé, mais seulement par décision d'un homme.
Qu'elle prenne l'initiative d'enfreindre cette règle, ou qu'elle
en soit seulement soupçonnée, et le châtiment tombe,
pouvant aller jusqu'à la mort. Le témoignage de l'accusée
est sans importance. La simple allégation de relations sexuelles
ou amoureuses illicites est considérée comme une atteinte
intolérable à l'honneur de la famille en général
et à celui de ses mâles en particulier. Cela justifie qu'ils
fassent justice eux-mêmes !
« La distinction entre une femme coupable de relations sexuelles
illicites et une femme soupçonnée de telles relations est
sans importance. Ce qui atteint l'homme dans son honneur, c'est la perception
des autres, le soupçon d'infidélité. L'honneur ici
n'a rien à voir avec la vérité », notait
Amnesty International dans l'un de ses nombreux rapports sur la question.
Dans un tel contexte, l'histoire, souvent racontée, d'un homme
qui rêve que sa femme endormie à ses côtés le
trompe, qui se réveille et qui la tue à coups de couteau,
n'étonne même plus. Ce sont les frères, le mari et
les oncles qui se chargent, le plus souvent, des exécutions. A
la hache sur la place publique ou par balles selon les régions.
Le meurtrier parvient souvent à s'enfuir.
L'étendue du phénomène est difficile à mesurer.
La présidente de la Commission nationale sur le statut de la femme,
Mme Shaheen Sardar Ali, estimait, l'an dernier, qu'au moins trois
femmes par jour sont victimes de « crimes d'honneur ».
Un millier de cas auraient été recensés en 1999,
mais, dans les zones tribales, beaucoup ne sont pas répertoriés.
« La presse de Lahore rapporte un cas par jour pour la seule
province du Pendjab. Cela représente sans doute dix pour cent d'un
total qui doit se chiffrer, tous les ans, en milliers de victimes dans
tout le pays », estime M. Tanveer Jahan, de la Commission
des droits humains du Pakistan. Cette comptabilité macabre est
d'autant plus compliquée que ce type de crime ne concerne pas seulement
les relations sexuelles. Le refus de mariage arrangé ou le recours
au divorce peuvent entraîner des représailles mortelles.
Le cas désormais célèbre de Samia Sarwar en est la
triste illustration (voir encadré).
« Le droit de la femme à vivre dépend de sa stricte
obéissance aux normes sociales et aux traditions »,
constate l'avocate Hina Jilani. Dans bien des cas, sa place dans la société
est brutalement résumée par l'adage « Kor ya
Gor » (la maison ou la mort). « Une femme n'a pas
plus d'individualité qu'un meuble. Dernièrement, une jeune
femme a préféré se pendre plutôt que d'être
mariée contre son gré. C'est bien là la seule prérogative
de ces malheureuses : se pendre ou se faire tuer lorsqu'elles défient
la volonté de leurs parents », écrivait, l'an
dernier, un éditorialiste du quotidien Dawn.
Pour sa part, The News, faisant état du « désespoir
des femmes de la campagne », notait : « Ces
créatures sans voix, enchaînées à un mode de
vie primitif, sont traitées encore plus mal que des marchandises :
ce sont des ustensiles de la maison, vivant et mourant selon le bon vouloir
des mâles. » Les « hommes d'honneur »
pakistanais, eux, ont droit à l'infidélité et peu
s'en privent, quitte à mettre leur partenaire en danger de mort.
Dans ce système, l'homme dont la femme, la soeur ou la fille est
accusée passe pour la victime. La communauté attend donc
qu'il fasse justice. Ne pas le faire serait un déshonneur encore
plus grand. Un « crime d'honneur » n'est donc pas
considéré comme un crime au sens pénal, mais comme
un châtiment approprié. Beaucoup de Pakistanais partagent
cette opinion, même parmi ceux qui n'appartiennent pas aux sociétés
tribales. Difficile dans ces conditions de faire appliquer la loi pour
qui, honneur ou pas, un meurtre reste un meurtre. La mansuétude
officielle à l'égard des coupables est générale.
« La police et la justice acceptent implicitement la pratique
du crime d'honneur et elles traitent les coupables d'une façon
bien différente des autres criminels », constate M. Tanveer
Jahan.
Par exemple, un criminel jugé par des tribunaux islamiques chargés
de faire appliquer la charia (la loi islamique) pourra bénéficier
des circonstances atténuantes s'il est établi que son geste
répondait à « une provocation grave et soudaine ».
Ainsi un homme condamné à la prison à vie pour avoir
massacré sa fille et un jeune homme trouvés « en
situation compromettante » a-t-il vu sa peine réduite
à cinq ans par la Haute Cour de Lahore. Pour celle-ci, le geste
de l'accusé était justifié par le comportement des
victimes, intolérable dans un Etat islamique et insupportable pour
un père de famille.
Dans d'autres cas, le meurtrier a été relaxé. L'état
d'esprit de certains magistrats est illustré par cette apostrophe
qu'un juge de la Haute Cour de Lahore avait lancée à l'avocate
et militante féministe Asma Jahangir, lors d'une audience de divorce :
« Votre place n'est pas ici, vous devriez être en prison. »
Il arrive que des jugements soient favorables aux victimes. Mais ceux-ci
provoquent souvent l'hostilité, voire la violence. Mme Jahangir
parle de femmes abattues à la sortie de tribunaux où elles
poursuivaient des procédures de divorce. Et de juges qui ont payé
de leur vie des verdicts perçus par certains comme contraires à
la tradition ou à l'islam.
« En
dépit de la sévérité du problème (...),
la réponse du gouvernement a été au mieux l'indifférence.
Parfois il a aggravé la souffrance des victimes et bloqué
le cours de la justice », écrit Human Rights Watch.
Le régime militaire, qui contrôle étroitement la justice,
pourrait se porter partie civile dans ce genre d'affaires, mais il s'abstient.
Tout cela explique des statistiques éloquentes : à
peine 10 % d'arrestations et de condamnations pour « crimes
d'honneur » et karo-kari. Un véritable encouragement
au meurtre.Puissance du front religieux
Le gouvernement du général Pervez Musharaf a bien fait quelques
déclarations d'intention. Mais rien de plus. « Pour
changer la situation, il faudrait un effort considérable et constant
de la part du gouvernement. Il faudrait qu'il s'attaque à la coutume,
qu'il favorise l'éducation, bref, qu'il transforme la société
en profondeur. Mais une telle volonté n'existe pas »,
constate un diplomate. Elle existe d'autant moins que certains milieux
islamiques, proches du pouvoir, considèrent la promotion de la
femme comme une infamie.
Ces derniers réclament même une réforme de la loi
islamique sur la famille de 1961, qui reconnaît quelques droits
fondamentaux à la femme. Aucune action gouvernementale contre le
« crime d'honneur » n'est donc à l'ordre
du jour, indiquait récemment Mme Shala Zia, avocate et membre
de la Commission nationale pour le statut de la femme. Et de pré
ciser : « Le front religieux est trop puissant. »
La montée, depuis une vingtaine d'années, d'un islam intégriste
et la généralisation de la charia (ce que certains appellent
la « talibanisation » du Pakistan) ont eu un impact
profond sur le sort des femmes. Les décrets de 1979, faisant de
l'adultère et de la fornication un crime passible de la mort, n'ont
pas seulement transformé des délits pénaux en crimes
religieux, ils sont aussi venus conforter les pires traditions tribales.
Tout comme la dépénalisation du viol, très répandu
au Pakistan : la preuve est désormais à la charge de
la victime...
Globalement, certains décrets, ordonnances et lois maintiennent
la discrimination féminine, en violation de la Constitution pakistanaise
et des textes internationaux, à commencer par la Convention des
Nations unies sur l'élimination de toutes les formes de discrimination
à l'égard des femmes que le Pakistan a ratifiée en
mars 1996. Ceux qui se mobilisent pour le respect de ces textes (associations,
organisations humanitaires, presse, avocats, etc.) sont souvent l'objet
de violentes campagnes.
En fait, le « crime d'honneur » et le karo-kari
restent des phénomènes répandus. Souvent impunis,
ils servent de plus en plus à couvrir d'autres crimes. L'organisation
féministe de Lahore, Shirkat Gah, citait récemment le cas
d'un villageois qui en avait tué un autre lors d'une rixe et qui
risquait une lourde peine de prison. Pour l'éviter, son père
lui dit : va tuer ta belle-soeur, on dira qu'elle était karo-kari
avec le mort.
« Si le Pakistan veut intégrer la communauté
des nations civilisées, il faudra qu'il mette sous clé la
malédiction du karo-kari », écrivait, il y a
peu, le quotidien Dawn. Ce n'est pas pour demain. Et Mme Jahangir
de conclure amèrement : « Le Pakistan est un pays
qui ne voit pas encore la nécessité de respecter les droits
de l'homme. » Et encore moins ceux de la femme.
Roland-Pierre
PARINGAUX
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